Réforme de la santé :
prisonniers de nos éléments de langage ?

Quatrième et dernière contribution du duo Régis de LAROULLIÈRE et Jérôme CABOUAT sur la réforme de la santé. Pour conclure cette série, ils s’intéressent aux éléments de langage, qui en disent beaucoup sur la façon d’appréhender la santé en France.

Refonder notre système de protection sociale est depuis longtemps à l’agenda, et ne concerne pas que la santé : il y a plus de 20 ans déjà, le Medef appelait de ses vœux cette refondation.

Pour ce qui est de la santé et de la période plus récente, les ARS ont été créées en 2009, les plans se sont succédés (notamment pour l’hôpital tarification à l’activité en 2005, plan de modernisation de 2007, loi « Hôpital, patients, santé et territoires » en 2009, plan hôpital de 2012, loi de 2016 « de modernisation du système de santé », loi de 2019 « relative à l’organisation et à la transformation du système de santé »), et jusqu’au Ségur de la santé en 2020, sans que la situation ne s’améliore vraiment. En dernier lieu, le projet de « Grande Sécu » instruit par le HCAAM en 2021 a suscité plus d’oppositions que d’adhésion, avant d’être retiré par Emmanuel MACRON.

Pendant ce temps de discussions, la situation de dégrade : crise de l’hôpital malgré le récent Ségur de la Santé suivi de la loi d’amélioration du système de santé par la confiance et la simplification de 2021, démoralisation des soignants et perte d’attractivité des métiers du soin malgré les revalorisations salariales intervenues, nouvelle crise des urgences, sentiment d’abandon d’une partie de la population et tout particulièrement des personnes résidant dans ce qu’il est convenu d’appeler les « déserts médicaux ». Les déficits s’accumulent, la dette augmente, alors que s’amorce un mouvement de remontée des taux d’intérêt. L’urgence s’est installée.

L’amélioration de notre système de santé figure en bonne position au programme du quinquennat qui commence.
Notre inquiétude est que, le problème étant mal posé, il ne soit pas résolu : nos schémas de pensée, solidement articulés sur nos éléments de langage traditionnels et des décennies d’usage, sont trop souvent décalés de la réalité. C’est ainsi que le gaspillage, qui selon l’OCDE représente de 20 à 50% des dépenses de santé selon ses pays membres, n’est quasiment pas pris en compte, alors même que selon la DREES, 79% de l’échantillon qu’elle a enquêté en France considère que notre système de soins est trop cher car il est mal géré (lire la première contribution « Où trouver les bras et les sous ? »).
25% de gaspillages, c’est 25 inutiles pour 75 utiles. Imaginons un instant ce que deviendrait notre système de santé en dépensant 100% utilement : une amélioration de 1/3 des soins apportés à moyens constants !

Nous retenons ici 5 exemples pour engager dès à présent la réflexion sur nos bases conceptuelles et langagières :

1. Pour éviter le renoncement aux soins, le meilleur système si ce n’est le seul est la gratuité.
Intuitivement, cela se tient. Mais mettons le projecteur sur une conséquence implicite : pour éviter le renoncement aux soins des 50% de la population au-dessus de la moyenne, le meilleur système est la gratuité. La formulation interpelle, voire choque : la gratuité entraine en effet la surconsommation et le gaspillage : chacun a pu constater que quand l’électricité est gratuite, on n’éteint pas la lumière. En santé, cette surconsommation sature les moyens, conduit à l’engorgement et aux délais, et réduit finalement l’accès aux soins utiles, y compris pour les plus défavorisés. Qui plus est, pour ceux-ci, la gratuité n’épuise pas le sujet : les spécialistes soulignent qu’ils sont loin de tous utiliser les mécanismes assurant la gratuité : d’autres formes d’accompagnement sont nécessaires. Ne convient-il pas, pour la population solvable, de préférer la responsabilisation à la gratuité ?

2. L’objectif (social) est de continuer de réduire le reste à charge, avec comme objectif le reste à charge zéro.
Chaque année, les pouvoirs publics se félicitent de la baisse du reste à charge, le plus bas au sein de l’OCDE. Ce thème est repris en marronnier par l’ensemble des médias. Mais la réalité est que nous payons la dépense de santé de trois poches : par nos impôts et cotisations obligatoires, par nos cotisations à notre complémentaire, et par le « reste à charge », que de nombreux autres pays et l’OCDE appellent au demeurant paiement direct. Plus le paiement direct baisse, plus chacun a intérêt à amortir ses cotisations obligatoires en consommant « gratuitement » ce pour quoi il a cotisé en amont, ce qui est également l’intérêt des professionnels de santé soutenus par leurs organismes professionnels. Le reste à charge zéro donne le sentiment que l’Etat et les élus protègent, mais dans la réalité, il déresponsabilise citoyens et professionnels, le gaspillage augmente, et au final le coût supporté par chacun augmente et le service rendu se dégrade. Le reste à charge zéro pour tous serait-il le dernier pas dans la mauvaise direction ?

3. Pour être responsable, le contrat d’assurance santé complémentaire doit couvrir intégralement le ticket modérateur.
Merveilleux élément de langage que de qualifier de responsable le contrat qui colle au cahier des charges des pouvoirs publics. Mais si ce cahier des charges inclut la prise en charge obligatoire du ticket modérateur, alors on qualifie de responsable le contrat déresponsabilisant. Comment caler une réflexion intégrant un meilleur alignement des intérêts et une meilleure responsabilisation des acteurs ?

4. Il faut résorber les déserts médicaux.
Certes, cela facilitera l’accès aux soins. Mais est-ce le meilleur moyen d’améliorer l’accès aux soins (Lire la troisième contribution « Résorber les déserts médicaux ») ? Pour faire image, faut-il pour donner égal accès à internet à tous, couvrir les déserts de pylônes, ou bien privilégier les liaisons satellitaires dans ces zones ? Ne convient-il pas de préférer la formulation : il faut améliorer l’accès aux soins dans les déserts médicaux ?

5. Pour être efficace, il faut un plan d’action par sujet, en commençant par le développement de la prévention et le renforcement des urgences.
Aborder la réforme ainsi ne peut que conduire à ajouter des moyens silo par silo, alors même que nous sommes en pénurie de bras et de moyens de financement, et pas seulement dans le secteur de la santé. Les simplifications, arbitrages et redéploiements ne sont ainsi jamais abordés dans leur ensemble, pas plus qu’une meilleure articulation des moyens du secteur public et du secteur privé (Lire la deuxième contribution « Prévention en santé : mobiliser les complémentaires »). N’est-ce pas une refondation d’ensemble qui est à présent nécessaire ?

Au moment où s’esquisse une démarche qui se veut de refondation, il y a urgence à revisiter nos éléments de langage et à sortir de la prison de nos habitudes de raisonnement. C’est le seul moyen de régler les problèmes de fond graves et urgents auxquels nous sommes confrontés. Nous sommes parmi les pays qui dépensent la proportion le plus élevée de leur production dans leur système de santé. Mobilisons le génie français et l’ensemble des acteurs à faire de notre système non pas l’un des plus coûteux, mais le plus efficient des pays de l’OCDE.

Régis de LAROULLIÈRE est ancien directeur général de MÉDÉRIC, et conseil en stratégie et gestion des risques
Jérôme CABOUAT est conseil de direction, spécialisé dans la dynamisation et la sécurisation des grands programmes de transformation

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